vendredi 10 février 2012

Désir d'histoires (11) Christine, Atelier 55 - VIII - Histoire de Rimma Ryskaïa




Sur une idée d’Olivia,

Des mots, une histoire 55



 Les mots de Christine,
de tout là-bas en Chine



Suite de chez Eiluned, des éditions 43, 44, 46, 47, 48, 50 d’Olivia

V III– Histoire de Rimma Ryskaïa


Constat : un talon cassé et une allure d’otarie échouée dans une banlieue sans nom…
Son reflet dans la vitre à l’arrêt de bus était encore moins glorieux que celui aperçu dans la vitrine de Cartier, c’était quand déjà : hier ? Avant-hier ?
Les fesses glacées sur le banc métallique, son regard défraichi croise celui d’une petite pie étonnée, tout affairée à picorer quelques graines çà et là.
Quelle dérision ! Cette pie qui sautille, et moi qui boitille ! Un gros soupir échappé de sa poitrine laisse glisser un filet de fumée givrée, disparaissant aussitôt dans le matin blême.
Debout, face à la publicité vitrée, belle femme, bon café, Rimma tente de s’arranger : cheveux en bataille, jupe en tire-bouchon, collants et gants roulés en boule dans les poches de son manteau, épaulettes décalées, sac à la bandoulière vrillée.
Emportée par Satan, elle abjure sa vie à cet instant précis. Sa main se crispe sur la petite croix orthodoxe au creux de son cou fripé, les blasphèmes en sarabande lui montent à la gorge.
L’air se fait rare, vision éclair de Terechka bébé et ses bronchiolites à répétition, ça la faisait souffrir d’entendre son souffle rauque et voilà qu’à présent, on dirait que c’est elle qui va crever là, seule dans cet endroit sans nom au calme de vautour !
La course avait été frénétique et épique, une vraie patinoire. Combien de fois s’était-elle étalée, brûlant ses mains, écorchant ses genoux jusqu’au sang ? À chaque chute, c’était mille cactus qui la flagellaient…
Comme un éclair revient le souvenir d’un jeu, là-bas, quand elle était gamine : courir sur les chemins de gel avec les petits du village, et un gage pour qui tombait le premier…
Une seconde, elle s’accroche à cette vision fugace, encore une seconde… accordez-moi encore une seconde…
                                                                   
Les restes de la nuit se sont définitivement évaporés, les lampadaires éteints reprennent leur rôle de figurants, les premières voitures défilent, actrices chromées de la journée. Tout ça, une bien étrange mascarade…
Au bout de l’avenue lisse, un bus se profile, elle devrait le chérir, mais dans la minute ne fait que le haïr.
D’un geste, elle a signalé l’arrêt, détesté son accent, porté la honte de son pays, voulu disparaître.
Baissant les yeux et mordant ses lèvres, elle a demandé un ticket, extirpé la monnaie et s’est calée loin très loin au fond de ce bus vide.
« Quel ressenti peut bien avoir ce chauffeur de bus pour cette chose qui se hisse à bord ? »
Se reniant en bloc, elle ne veut pas imaginer les mauvaises pensées qui vont agrémenter et pimenter la tournée matinale de cet homme, les blagues  à deux balles avec les collègues grossiers. Elle se sent si minable … quelque chose comme la sensation d’être le personnage d’un documentaire télé  raté, le genre de truc qu’elle regarde parfois, quand épuisée, elle ne trouve pas le sommeil. Tragique ou comique, qu’est-elle exactement ?
Soudain, un excédent de fatigue l’assomme à mesure que sa tragédie nocturne s’éloigne, inconsciente, l’esprit au bord du précipice, elle se laisse bercer par la valse des arrêts.

Du coup, ne verra-t-elle pas les incessants coups d’œil que le chauffeur jette dans son rétroviseur : les gens du petit matin ont le commérage rare et l’âme sensible.
Place Masséna, il lui a signalé le terminus, proposé son sandwich au fromage, elle ne l’a pas pris, trop exténuée pour une quelconque interaction. Lui, la regardant, s’éloigner n’aura aucune arrière-pensée: en chacun sommeille une douleur, il le sait, qu’il n’est pas utile de réveiller.
06 h 05. Changement de service, rapide inspection du bus. Sur la place, le collègue Vittorio vient de frôler Rimma et, bien sûr, lui a jeté un coup d’œil amusé.
Chassé-croisé des immigrés et des destins auquel il pourrait ajouter le sien. Ouais , décidément, c’est une drôle de vie !
C’est à ce moment-là, au pied du siège plastifié et encore chaud, qu’il aperçut l’enveloppe. De ce bout de papier  froissé se dégageait un mélange d’odeur, une odeur de cuisine et de parfum boisé…



Liste des mots -


Les mots imposés pour ce 55ème Des mots, une histoire sont :
cactus – documentaire – blasphème – chérir – pie – pimenter – matin – ressenti – gel – graine – bronchiolite – fromage – sarabande – mordant – gage – épaulette – dérision – givre – précipice – otarie – patinoire – nuit – excédent – frénétique

5 commentaires:

Lystig a dit…

de retour ?
pas trop de neige ?

ceriat a dit…

Une histoire à suivre, j'espère ? :D J'aime bien, c'est vivant et rythmé. :D

Valentyne a dit…

J 'ai bien aimé ce texte que j'ai parcouru comme un travelling (joli les lampadaires figurants et les voitures actrices chromées)

elcanardo a dit…

Vivant, ton texte fait défiler les images sur ma rétine imaginée. Brève de vie, la suite est annoncée me semble t-il. J'ai particulièrement aimé le ballet que je l'ai imaginé réaliser (et chuter) sur ces patinoires urbaines improvisées...

Coincoins dansés !

La plume et la page a dit…

Et qu'est-ce qu'il découvre dans cette enveloppe? J'ai envie de savoir, moi!