Sur une idée d’Olivia,
Des mots, une histoire 55
de
tout là-bas en Chine
V III– Histoire de Rimma Ryskaïa
Constat :
un talon cassé et une allure d’otarie échouée dans une banlieue sans nom…
Son
reflet dans la vitre à l’arrêt de bus était encore moins glorieux que celui aperçu
dans la vitrine de Cartier, c’était quand déjà : hier ?
Avant-hier ?
Les
fesses glacées sur le banc métallique, son regard défraichi croise celui d’une
petite pie étonnée, tout affairée à picorer quelques graines çà et là.
Quelle
dérision ! Cette pie qui sautille, et moi qui boitille ! Un gros
soupir échappé de sa poitrine laisse glisser un filet de fumée givrée,
disparaissant aussitôt dans le matin blême.
Debout,
face à la publicité vitrée, belle femme, bon café, Rimma tente de
s’arranger : cheveux en bataille, jupe en tire-bouchon, collants et gants
roulés en boule dans les poches de son manteau, épaulettes décalées, sac à la
bandoulière vrillée.
Emportée
par Satan, elle abjure sa vie à cet instant précis. Sa main se crispe sur la
petite croix orthodoxe au creux de son cou fripé, les blasphèmes en sarabande
lui montent à la gorge.
L’air
se fait rare, vision éclair de Terechka bébé et ses bronchiolites à répétition,
ça la faisait souffrir d’entendre son souffle rauque et voilà qu’à présent, on
dirait que c’est elle qui va crever là, seule dans cet endroit sans nom au
calme de vautour !
La
course avait été frénétique et épique, une vraie patinoire. Combien de fois
s’était-elle étalée, brûlant ses mains, écorchant ses genoux jusqu’au
sang ? À chaque chute, c’était mille cactus qui la flagellaient…
Comme
un éclair revient le souvenir d’un jeu, là-bas, quand elle était gamine :
courir sur les chemins de gel avec les petits du village, et un gage pour qui
tombait le premier…
Une
seconde, elle s’accroche à cette vision fugace, encore une seconde… accordez-moi
encore une seconde…
Les
restes de la nuit se sont définitivement évaporés, les lampadaires éteints reprennent
leur rôle de figurants, les premières voitures défilent, actrices chromées de
la journée. Tout ça, une bien étrange mascarade…
Au
bout de l’avenue lisse, un bus se profile, elle devrait le chérir, mais dans la
minute ne fait que le haïr.
D’un
geste, elle a signalé l’arrêt, détesté son accent, porté la honte de son pays,
voulu disparaître.
Baissant
les yeux et mordant ses lèvres, elle a demandé un ticket, extirpé la monnaie et
s’est calée loin très loin au fond de ce bus vide.
« Quel
ressenti peut bien avoir ce chauffeur de bus pour cette chose qui se hisse à
bord ? »
Se
reniant en bloc, elle ne veut pas imaginer les mauvaises pensées qui vont
agrémenter et pimenter la tournée matinale de cet homme, les blagues à deux balles avec les collègues grossiers. Elle
se sent si minable … quelque chose comme la sensation d’être le personnage d’un
documentaire télé raté, le genre de truc
qu’elle regarde parfois, quand épuisée, elle ne trouve pas le sommeil. Tragique
ou comique, qu’est-elle exactement ?
Soudain,
un excédent de fatigue l’assomme à mesure que sa tragédie nocturne s’éloigne, inconsciente,
l’esprit au bord du précipice, elle se laisse bercer par la valse des arrêts.
Du
coup, ne verra-t-elle pas les incessants coups d’œil que le chauffeur jette
dans son rétroviseur : les gens du petit matin ont le commérage rare et l’âme
sensible.
Place
Masséna, il lui a signalé le terminus, proposé son sandwich au fromage, elle ne
l’a pas pris, trop exténuée pour une quelconque interaction. Lui, la regardant,
s’éloigner n’aura aucune arrière-pensée: en chacun sommeille une douleur, il le
sait, qu’il n’est pas utile de réveiller.
06 h
05. Changement de service, rapide inspection du bus. Sur la place, le collègue Vittorio
vient de frôler Rimma et, bien sûr, lui a jeté un coup d’œil amusé.
Chassé-croisé
des immigrés et des destins auquel il pourrait ajouter le sien. Ouais , décidément,
c’est une drôle de vie !
C’est à
ce moment-là, au pied du siège plastifié et encore chaud, qu’il aperçut
l’enveloppe. De ce bout de papier
froissé se dégageait un mélange d’odeur, une odeur de cuisine et de parfum
boisé…
Liste des mots -
Les mots
imposés pour ce 55ème Des mots, une histoire sont :
cactus –
documentaire – blasphème – chérir – pie – pimenter – matin – ressenti – gel –
graine – bronchiolite – fromage – sarabande – mordant – gage – épaulette –
dérision – givre – précipice – otarie – patinoire – nuit – excédent –
frénétique
5 commentaires:
de retour ?
pas trop de neige ?
Une histoire à suivre, j'espère ? :D J'aime bien, c'est vivant et rythmé. :D
J 'ai bien aimé ce texte que j'ai parcouru comme un travelling (joli les lampadaires figurants et les voitures actrices chromées)
Vivant, ton texte fait défiler les images sur ma rétine imaginée. Brève de vie, la suite est annoncée me semble t-il. J'ai particulièrement aimé le ballet que je l'ai imaginé réaliser (et chuter) sur ces patinoires urbaines improvisées...
Coincoins dansés !
Et qu'est-ce qu'il découvre dans cette enveloppe? J'ai envie de savoir, moi!
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