lundi 19 septembre 2011

Rdv avec un mot (9), Pervertir





Lundi 19 septembre 2011 : pervertir


les autres textes, ici


En 2011, Cabrières d’Aigues, c’est
 
Une route étroite pour y arriver
Des voitures le long de la rue principale
Un immense parking en contrebas les attend
Une cloche en fonte couleur rouille
Un café à l’enseigne bleue
Sa terrasse à la vigne-vierge déjà aux couleurs d’automne
Un portail qui ne peut plus s’ouvrir depuis des lustres
Une place avec l’ombre de ses platanes
Les jeux de boules
Deux grands escaliers de pierre
Une boulangerie
Une ruelle aux marches larges et peu hautes
Une autre et encore une autre
Un filet d‘eau qui coule
Des grosses pierres en guise de banc
Des maisons hautes perchées et belles, belles
Une chapelle habitée tout en haut, son toit dans le ciel
Une remorque pour ramasser le raisin
Un panneau attention vendanges
Une porte ouverte sur un mur

Je découvre un village inconnu, Cabrières d’Aigues,
posé au pied du Lubéron.



En 1929, Cabrières d’Aigues, c’est

les discussions sans fin des chefs de famille sous les platanes
quelque trois cents citoyens qui habitent ici
Cucuron n’est qu’à 5 kilomètres
la Motte d’Aigues à 3
Vaugines à 7 kilomètres
On y va en charrette, parfois à vélo et le plus souvent à pied
Les colporteurs rapportent les nouvelles
Leurs dernières nouveautés dans leur grande hotte ou sur le dos de leur âne.
Ils racontent que maintenant il y a l’électricité dans les autres villages
L’allumeur de réverbères n’a plus beaucoup de travail.

En 1929, Cabrières, c’est

Les discussions sans fin sous le saule pleureur planté en contrebas du village.
Quand les hommes finissent les travaux
des champs
ou dans les parcelles d’oliviers ou les fruitiers
ou dans les vignes,
Ils se retrouvent à midi ou en soirée quand l’été est là.
Les femmes,
après avoir lavé et rincé le linge au lavoir,
après avoir médit sur le compte de celle qui n’est pas venue aujourd’hui,
les rejoignent avec leur panier
rempli de victuailles
Les enfants jouent sous leur surveillance
le ruisseau coule.

en 1929, Cabrières, c’est

les discussions sans fin
Au sujet de l’électricité qui va arriver dans la commune.

en 1929, Cabrières, c’est

Mathias
Des réverbères, il est l’as.

Il nous dit :

« Je ne peux pas.
Je ne peux pas croire.
Je ne peux pas croire cela.
Je ne peux pas croire cela, que je ne vais plus parcourir les rues.
Je ne peux pas croire cela, que je ne vais plus parcourir les rues chaque soir.

Je ne peux pas croire cela, que vous allez me priver des quelques sous que je gagnais.
Je ne peux pas croire que je n’allumerais plus les réverbères des rues de Cabrières.
Je ne peux pas croire cela, que je ne veillerais plus sur vous le soir.
Je ne peux pas croire que cette lumière jaillira toute seule, tous les soirs.
Je ne peux pas croire cela

moi, Mathias,
Je vais devenir le premier sans-emploi de Cabrières. »

et nous avons été témoins de cette scène :

-       Mathias. Qu'est-ce que tout ce charivari que tu me fais ?
-      
-       Tu comprends qu’on ne peut pas rester à l’écart du progrès…
-      
-       Arrête de te dandiner comme cela. Tu n’es plus sur les bancs de l’école, je ne suis plus ton instituteur ! il faut vivre avec son temps.
-      
-       Montre-toi raisonnable. Tu ne vas pas rester enchaîner à la grille devant la porte de la mairie-école. Tu parles d’un exemple pour ton fils.
-      
-       Mathias, je ne vais pas quand même pas faire intervenir les gendarmes.
-       Monsieur le Maire, je gagnais quelques sous pour nourrir mon fils. Vous savez bien qu’il n’a plus que moi.
-       Je sais bien que ta Clairette n’est plus là, mais tu trouveras bien autre chose à faire pour compléter ton pécule.
-       Monsieur le Maire, je veillais sur la commune quand je faisais ma tournée. Petit Louis venait avec moi.
-       Il faut que la commune soit électrifiée comme les autres. On ne va pas traiter les cabriérains d’attardés. Déjà que tous les autres autour l’ont, on va être les derniers.
-       Et moi, Monsieur le Maire, qu’est-ce que je deviens ?
-       Comment cela qu’est-ce que tu deviens, tu restes Mathias, le journalier.
-       On m’aimait bien dans le village. On savait que je faisais ma tournée le soir des réverbères.
-       On continuera à t’aimer Mathias avec ton petit. Et si je te proposais de devenir garde-champêtre quand le Pierre va arrêter.
-       Mais il est increvable le Pierre… vous voyez bien que votre électricité va tout pervertir.




PS : L’association Côté Cour Côté Jardin, dans le cadre de l’


Auquel j’ai pris plaisir à participer avec huit autres écrivants,
Sous la conduite de Sabine Tamisier
J’ai construit le personnage de Mathias,
mon Mathias contemporain de tous ces autres personnages crées par les autres participants.

Le mot pervertir m’a semblé approprié pour terminer mon texte.
Le mot pervertir dans son sens troubler l’ordre des choses.

Car Mathias voit sa vie chamboulée…


6 commentaires:

Asphodèle a dit…

je n'ai que quelques mots devant une telle investigation doublée d'un texte émouvant : que tu sois en lice pour gagner ! Bravo ! J'aime quand l'Histoire s'en mêle...

patriarch a dit…

très bon texte sur un village qui m'est complétement inconnu....

Bonne journée. Bises

Amélie Platz a dit…

Ton texte est vraiment très beau, avec en toile de fond l'arrivée du progrès, et tous les chamboulements dans la vie de ceux qui "faisaient", avant... On pourrait dire la même chose de la disparition des lavoirs, que tu évoques d'ailleurs, ou d'autres "institutions" qui produisaient du "Lien social". Est-ce pour autant qu'on doit regretter le passé ? Diaboliser le progrès et le présent ? Ce sont des interrogations que j'ai. Ce que je vois, c'est que sans le progrès, de telles rencontres par blogs interposés seraient impossibles... C'est que le progrès a aussi du bon...

Eiluned a dit…

Il est magnifique ce texte. Et on peut se demander effectivement combien de gens le progrès laisse derrière lui...

Aymeline a dit…

Ton histoire sur les progrès et ses conséquences parfois néfastes est très bien écrite

32 Octobre a dit…

Merci de vos encouragements... maintenant il faut que Mathias vive... et raconte son histoire... une autre paire de manches